Conversation d'atouts, Bérenger et Tristan

Le jeune artiste des Atouts lève un sourcil.

- "Oui ?"

- Salut. J'en ai fini pour le moment avec Mandor. Si ton offre d'hospitalité tient toujours, j'ai besoin d'un endroit où crécher afin de tester au calme l'atout de Delwin.

Tristan hésite.

- "Je suis en pleine réunion avec la Duchesse et les Matrones de la Maison Zeydon. Je crains de ne pas avoir le temps de t'expliquer en détail le protocole et l'étiquette en vigueur ici. Bien sûr, ce n'est pas le moment de manquer d'hospitalité envers un ami de Mandor...

Hum...

Voilà ce que je te propose. Je te fais venir. Tu fais ta plus belle révérence et tu dis... Votre Seigneurie,  Mesdames,  mes hommages. Ensuite, je te présente. Et tu ne dis pas un mot, pas un seul, tant qu'on ne t'a pas donné la parole, posé une question. Et tu promets de parler le moins possible, de toujours faire preuve de courtoisie et d'oublier toute tentative d'humour. Jusqu'à ce que tu quittes les lieux. En es-tu capable ?"

Les yeux de Bérenger s'écarquillent. Il fait une grimace, puis lève les yeux au ciel. Il réfléchit quelques secondes.

- Je n'ai pas trop le choix. J'accepte toutes tes conditions.
Fais moi passer.

Bérenger tend la main.

Tristan sourit.

- "Laisse-moi un instant pour t'annoncer..."

Tristan peut-il - tout en maintenant le contact - parler aux Matrones ?  A priori oui, Bleys et Fiona sont coutumiers de ce genre de manœuvre. Avant de faire passer son cousin,Tristan attend un silence pour prévenir la Duchesse de l'arrivée d'un ami de Mandor, un expert ès sorcier de lAbysse, le quêteur des Aiguilliers : Bérenger !

Bérenger semble un instant décontenancé devant la nature de l'auditoire. Il se reprend vite, se fend de sa plus belle révérence, et balaye le sol devant lui du plumet de son chapeau.

- Votre seigneurie, Mesdames, je vous présente mes plus humbles hommages. Je vous prie de bien vouloir accepter mes sincères excuses pour ma triste tenue de voyageur, peu digne de cette noble assemblée.

Effectivement, le plumet de son chapeau gagnerait à être rafraîchi.

Tristan reprend, d'une voix douce.

- "Bérenger a été chargé, à la fois par l'empereur des Cours du Chaos et par mon père, d'empêcher Jhammthel de retrouver les Aiguilliers... Et de découvrir un moyen de se débarrasser de lui. Au fait, comment va Mandor ?"

Bérenger hausse les sourcils lors de sa présentation par Tristan.

- Mandor va bien. Il m'a fait l'honneur de me recevoir immédiatement chez lui, dans un endroit confortable. Nous avons pu déterminer ensemble un moyen de débusquer Jhammthel, qui ne nécessite qu'une maîtrise poussée du Logrus ou de la Marelle.

Tristan laisse le temps aux matrones de répondre. Se lancer dans une conversation à bâtons rompus avec son cousin  en les ignorant ostensiblement serait d'une inconcevable impolitesse. Il réfléchit toutefois aux révélations de Bérenger - qui joue plutôt bien le jeu jusqu'à présent.  Un grand maître du Logrus ?  Sa Maison en compte sans doute un... ou plutôt une, encore que l'invocation des démons soit davantage la spécialité de la famille. Et la personne en question ne serait pas forcément la plus fiable, vu la position de la mystique tout à l'heure. Un démon, au moins, est tenu par son pacte. Ou par d'autres liens.

Le visage du jeune prince se fige soudain. Il pâlit. Sa démone bleue. Les cornes de sa démone bleue... Elles étaient dures, certes, mais elle préférait utiliser ses poings. Parce que ses cornes étaient des organes sensoriels,  comme des antennes de métal, captant certains signaux. Elle s'en servait pour identifier les passages entre les ombres et certaines menaces subtiles. D'autres démons de la même espèce avaient des sens beaucoup plus aiguisés.  Proches de ceux d'un grand maître du Logrus... Tristan laisse échapper quelques mots.

- "Hum... Peut-être qu'un démon..."

La matrone la plus hostile jette un regard mauvais à Bérenger. Elle reprend, en le regardant :
- Prince Tristan, comptez-vous nous infliger la cour d'Ambre au grand complet ? Ayant perdu une partie de la joute oratoire, du moins du point de vue rationnel, elle tente la carte de la provocation.

Bénédict se raidit légèrement à ces mots...

Tristan s'incline devant sa contradictrice.

- "Auguste Matrone, si je pouvais faire venir ici toute la famille de mon père, au grand complet, pour une visite d'agrément... Pour qu'elle reparte, deux jours plus tard, avec Deirdre et sa progéniture dans ses bagages... Soyez rassurée, je le ferais, sur-le-champ. Même si je devais cirer leurs bottes pour une décennie ou deux. Je confesse une certaine tendance au pragmatisme. Et dans la foulée, sitôt mon père parti, je dirai à l'Empereur que la Maison Zeydon l'a débarrassé de son rival, ce qui ne serait pas un mensonge, juste une judicieuse présentation des faits."

Il se tourne vers la duchesse.

- "J'ose croire que votre Seigneurie m'aurait pardonné une telle tactique. Et que certains des membres les plus estimés de notre Maison auraient apprécié de côtoyer quelques heures le reste de ma famille. Dans de telles circonstances, priver Lord Tamas Zeydon, notre grand veneur, d'une partie de chasse avec mon oncle Julian... Ce serait aussi cruel que risqué. Hélas, hélas, même si je ne désespère pas de rallier un ou deux autres de mes cousins d'Ambre, les frères et les sœurs de mon père ne se mêleront pas des affaires de l'Empire, à deux exceptions près. Ma tante, Deirdre, notre ennemie, et mon oncle, Bénédict, notre allié. Certains diront qu'il faut combattre le mal par le mal. Bien sûr, je ne comparerai pas une partie de ma famille à une maladie ou une calamité..."

En prononçant ces derniers mots, Tristan pose à nouveau son regard sur la Matrone l'ayant apostrophé. Après tout, au sens large, celle-ci fait aussi partie de sa famille.

Parfois les excuses peuvent être pire que le crime. Bérenger met un pied à terre devant la matrône.

- Je renouvèle sincèrement mes plus humbles excuses. Mon cœur pleure devant votre douleur. Je comprends la mortification causée par la présence d'Ambriens, qui ne peut que vous rappeler la cuisante défaite, l'insupportable déroute, la colossale rouste subie lors de la dernière guerre. Je vous supplie de reporter votre légitime désir de vengeance contre ma tante Deirdre, qui estime les Cours du Chaos si faibles qu'elle considère pouvoir régner facilement avec le prête-nom de son fils. Je rougis de honte à une telle outrecuidance et un tel dédain, et ferais tout pour améliorer les relations entre nos deux familles.

Bérenger a un talent certain. Plusieurs secondes de silence... Les yeux de plusieurs matriarches s'écarquillent. Sur Terre, elles se demanderaient où est la camera.
C'est finalement Dame Zeydon qui reprend la parole.
- Je pense que nous avons assez d'éléments. J'ai besoin de prendre un peu de temps avec l'Assemblée pour statuer. Tristan, puis-je vous demander de vous occuper des membres de votre famille et d'organiser mon hospitalité ?

Comme les matrones, Tristan contemple Bérenger avec surprise... mais aussi un mélange de colère et de panique. Il se reprend vite.

- "Vous me faites un grand honneur, votre Seigneurie. Mon oncle, Bérenger, je vous en prie, suivez-moi. Je vous propose de déguster quelques liqueurs..."

Sans rien laisser paraître, Tristan guide Bénédict et Bérenger à travers un dédales de couloirs tortueux et d'antichambres richement décorées, jusqu'à un petit salon aux tentures céruléennes. Les meubles paraissent moulés dans une roche gris-bleu à l’aspect arrondi et lisse, comme si elle avait été lentement érodée par une eau sablonneuse. Des sièges de formes diverses, dont certains semblent destinés à des séants peu humanoïdes, garnissent la pièce, autour d'un guéridon massif. Tristan se tourne vers un valet placide, à la livrée d'un azur immaculé.

- "Je vous prie d'apporter une petite collation. Avec un échantillon des derniers gibiers ramenés par Lord Tamas, agrémentés par la chef. Et une bouteille de Distillat cendreux, le meilleur, le plus fort."

Le jeune prince choisit un fauteuil assez bas et confortablement rembourré. Il se laisse aller quelques secondes, comme s'il sombrait dans un sommeil profond. Puis rouvre les yeux.

- "Cette partie du palais est inoffensive pour les monomorphes. C'est-à-dire les personnes incapables de se métamorphoser. Enfin, tant que vous n'essayez pas certaines de ces chaises... J'espère que vous appréciez la couleur bleue. Ici, elle est réservée aux aristocrates des plus hautes lignées ou aux invités de marque. Plus c'est bleu, mieux c'est. Votre présence ici est donc une preuve de respect, de la part de la Duchesse."

Le jeune prince lève la tête vers Bérenger.

- "En parlant de respect... Cher cousin, quelle est la partie de mes instructions que tu n'as pas comprise ?  Voyons...

Tu ne dis pas un mot, pas un seul, tant qu'on ne t'a pas donné la parole.
Tu parles le moins possible, avec courtoisie.
Tu oublies toute tentative d'humour.

Il me semblait que c'était assez clair, pourtant."

Est-ce la lassitude ? Tristan paraît plus curieux que véritablement irrité.

Bérenger ne peut retenir un sourire malicieux.

- J'ai été d'une politesse exquise : j'ai même passer mon temps à m'excuser. J'ai aussi attendu qu'une matrône m'adresse la parole pour parler. Je concède toutefois pratiquer un certain humour sardonique, contraire à tes consignes. Ma seule défense est le refus de laisser humilier ma famille.

Bérenger se lisse la moustache.

- Et cela aurait été pire que je dise le fond de ma pensée : si toute la famille pouvait être invitée, bien peu serait venu aux Cours de leur plein gré. Quand on a la chance de vivre au centre de tout, pourquoi aller se perdre en périphérie ?
Le Chaos est obsédé par Ambre, tandis qu'Ambre... est obsédée par Ambre. Tu devras un jour choisir ton camp.

Bérenger s'affale dans un divan. Il soupire.

- Vu comment tu as présenté l'incident de la Marelle de Corwin, je crains fort d'être persona non grata au Palais. Toutefois le passé est derrière nous. Il nous faut jouer nos cartes le mieux possible. D'ailleurs, en parlant de carte...

Bérenger sort l'atout de Delwin et cherche à entrer en contact.

Tout en essayant d'identifier l'auteur de l'atout, peut-être grâce à son verso, et en dissimulant l'agacement que lui inspire le comportement quelque peu cavalier de Bérenger, Tristan se tourne vers Bénédict.

- "Je suis navré pour... le contretemps, mon oncle. Autant mettre cette attente à profit et discuter un peu de stratégie. Il faut passer à l'offensive.

Nous pouvons commencer par nous débarrasser de Jhammthel, si Bérenger a réellement trouvé un moyen de le traquer.

Comprendre comment Orion a pu absorber le Logrus et dénoncer son acte blasphématoire pourrait l'affaiblir politiquement, voire plus si nous découvrons son point faible... Mais je ne suis pas un spécialiste du Logrus. Je pensais inciter ma Maison à se rallier aux Sawalls, à la condition que je puisse rencontrer Suhuy. Je n'ai pas perdu tout espoir de ce côté là... Si vous le voulez bien, je vais inviter mon cousin Senestrane à nous expliquer plus en détail ce qu'il a pu apprendre.

Sinon, reste la possibilité d'un commando contre le Manoir des Euryales. Je devrais être capable d'ouvrir un portail d'atout vers l'étage où résident leurs invités et leurs otages. S'il n'ont pas tout déménagé d'ici là..."